Le Bulldozer de Cristal
Mélodie et sa mère, un amour inconditionnel
Je veux être sauveuse !
Quand il faut apprendre à vivre sans sa mère …
« — Mémé ?
— Oui, ma poupée, je t’écoute.
— Je ne veux plus être danseuse, et rêveuse non plus.
— Ah, et tu veux être quoi alors ?
— Je veux être sauveuse ! »
Thalia Remmil – Le Bulldozer de Cristal
Je veux être rêveuse
Le jour où je fêtai mes huit ans, j’annonçai à ma grand-mère : « Je veux être rêveuse ! » Elle ne voulut pas me contrarier, et me répondit : « C’est joli comme métier, ma poupée ! »
Nous étions toutes les trois assises dans le salon chez Rose. L’été commençait à décliner, cependant la chaleur étouffante des derniers jours de canicule imprégnait encore les murs ; l’atmosphère pesante annonçait une grosse perturbation prévue à la météo. On entendait au loin le galop du ciel en colère qui se rapprochait à grands pas. Pour me rassurer, ma mère m’avait appris la méthode pour savoir à quelle distance se trouvait l’orage par rapport aux éclairs. Dès que je voyais l’éclair, j’attendais le bruit du tonnerre et je comptais : si le chiffre était inférieur au doigt d’une main, je savais qu’il lui faudrait peu de temps pour me faire paniquer. Je m’engouffrais alors entre Mémé et ma mère, me faisant aussi minuscule que je le pouvais. Par chance, j’avais ce jour-là compté jusqu’à douze.
Maman dit :
— Ma chérie, fais de ta vie un rêve, et d’un rêve une réalité. Rêve d’un monde où tu auras ta place, et même si tu ne changes qu’une miette de ce monde, sois-en fière. C’est ça la dignité.
Je n’avais pas tout compris…
— C’est quoi, Maman, la dignité ?
Elle eut une moue au coin de la bouche accompagnée d’un léger rire.
— Bah… C’est d’avoir un rêve et de l’accompagner jusqu’au bout. Tu vois ? C’est de toujours lui être fidèle.
J’étais une petite fille maladivement curieuse de tout, avide de connaissances. Lorsque je ne comprenais pas un mot, c’était plus fort que moi, j’en réclamais l’explication.
— Mais c’est quoi être fidèle ?
— C’est être comme Frozzy. Regarde-le, toujours collé à Mémé. Cet animal est fou amoureux d’elle ! Il n’ira jamais chercher ailleurs l’affection qu’il a ici. C’est ça la fidélité.
Je portais mon regard vers lui, il aurait, c’est certain, donné sa vie pour Mémé.
Puis elle ajouta :
— Tu te souviens, l’année dernière, je t’ai offert Le Petit Prince de Saint-Exupéry. Fais-en ton livre de chevet sans oublier la Bible.
J’ai écouté ma mère, je les ai lus tous les deux et ce que j’y ai découvert à huit ans m’a poursuivi toute une vie : il ne faut pas écouter les fleurs, encore moins les roses car elles ont des épines mais plus encore, les pleurs en ce monde, aussi bien que dans les autres, pleuvent à chaudes larmes et que nous sommes tous des personnages murés dans la solitude, en quête, toujours en quête.
Une triste mélodie que mes 9 ans
Maman faiblissait au fil des jours qui lui volaient son joli teint, ses yeux rieurs, son port de tête gracieux. Elle se cachait de moi, ne me montrant que sa digne silhouette devenue frêle, presque une tige de fleur qu’un vent léger aurait pu sectionner sans le moindre mal. Tout au plus, sa corolle, fière de ses pétales déployés, aurait pu résister à l’assaut du temps mauvais. Ma mère, munie d’une énergie acharnée à vouloir vivre, ne ployait pas ; c’est en tout cas ce qu’elle me laissait croire. Elle luttait. « Je suis le roseau », me disait-elle « je plie mais ne romps pas ». De toutes ses forces, elle combattait la mort en me racontant les fables de la Fontaine. Ses bras ressemblaient à des allumettes, ses jambes à des bâtons et son corps, qui s’effritait telle une structure bouffée aux termites, semblait aussi fragile qu’un vase en feuilles de papier. En équilibre sur le fil de sa vie tel le funambule sur la corde tendue, elle maîtrisait la chute de la manière la plus élégante qu’il soit : on aurait dit qu’elle exécutait une dernière danse, artiste d’un spectacle, le dernier de son existence. Son balancier, moi, l’accompagnant dans ce marathon impitoyable de survie, imaginant le chêne costaud devenu fragile et le roseau fragile devenu costaud, comme par magie, au milieu du salon, les deux bavardant tels deux vieux potes, et moi, j’étais le vent qui se faisait léger, léger, tout léger soufflant sur son corps malade, bien consciente qu’elle s’habillait d’une force nommée l’amour, mais que cette force, bien qu’inconditionnelle, ne faisait pas d’elle une immortelle.
« Ta mère est si mince, si maigre, que quand il pleut, elle passe entre les gouttes », c’était une phrase fétiche de Rose, fervente admiratrice de Sarah Bernhardt, la divine indomptable, qui se décrivait elle-même ainsi. Mémé déclamait ces mots avec humour comme pour dédramatiser une réalité beaucoup trop douloureuse, alors qu’elle incarnait la comédienne, ce monstre sacré, comme la décrivait Jean Cocteau. J’en ai un souvenir épique.
Maman partait souvent à l’hôpital, environ tous les six mois pour une période douloureuse de chimiothérapie ; cinq à six semaines durant lesquelles mon manque d’elle me devenait intolérable, presque une asphyxie, paralysie totale de ma volonté. Lorsqu’elle rentrait de ces séjours épuisants, m’offrant son regard d’ange et ses sourires de magicienne, elle resplendissait sous ce masque tendu d’épuisement, de cette joie des retrouvailles. Fée Myriam était revenue, rapportant ma source de vie qui rejaillissait avec force à travers mes rideaux de peur, les rayons d’un soleil radieux éclaboussaient mes jours d’un espoir qu’au fond de moi je savais improbable. Pendant tout ce temps, aucun mot ne m’avait été posé avec exactitude, à croire que mon jeune âge ne pouvait accéder à cette vérité méprisable ; pourtant le tableau, accablant de réalisme, n’aurait pu démentir l’évidence d’un mal incontournable dont je ne connaissais encore ni la définition ni la finalité.
— Mémé ?
— Oui, ma poupée, je t’écoute.
— Je ne veux plus être danseuse, et rêveuse non plus.
— Ah, et tu veux être quoi alors ?
— Je veux être sauveuse !
Rose savait pourquoi. Nul besoin d’explication. Notre complicité suffisait. Je voulais sauver ma mère de ce départ que je sentais au fond de moi imminent. Moi, je voulais qu’elle reste, et qu’elle me sauve de mon chagrin.
— Et toi, tu ne veux pas être sauveuse ? Tu ne veux pas être ma sorcière bien-aimée ?
— Tu veux que je remue le bout de mon nez ?
— Et tu fais revenir Maman ?
Il n’y aurait pas le mot juste pour décrire, à ce moment précis, l’expression du visage de ma grand-mère. Moi, je m’en souviens comme si c’était hier, une expression de vide sidéral, les joues creusées comme avalées de l’intérieur, le cœur en privation, l’âme en punition. Une expression qui ne dure que le temps fugitif d’un éclair, j’en ai froid autant que je crains le tonnerre. Ça ressemble à ce que je pense être la mort, et c’est terrifiant.
— Mémé, elle revient quand Maman ?
— Bientôt ma poupée, bientôt. Sois patiente, jolie mirabelle. Regarde mon nez, tu vois, ta mère va revenir.
Alors, je prenais mon mal en résignation devant ce pour quoi je ne pouvais qu’enfouir mes sentiments, sous une tonne d’indulgence et de volonté d’amour pour cette douceur envolée. Il m’en a fallu des années pour réveiller, bien plus tard, ce que j’avais enseveli si profond que je le croyais perdu à jamais – mon désir d’aimer. D’aimer l’autre. Celui qui viendrait délivrer les arcanes dans lesquels je ne laissais pénétrer nulle âme. Étais-je seulement consciente des liens subtils que ma relation maternelle avait tissés en moi, me faisant devenir, pour ainsi dire, une ombre d’elle qu’en filigrane de ma vie d’adulte je m’imposais à suivre, fidèle ?
Où avais-je conquis cette belle valeur que la fidélité, moi qui me refusais à toute relation de couple établie ?